Artiste publicitaire Inventeur du concept d'identité visuelle globale, Paul Rand révolutionna l'identité graphique des entreprises et créa quelques- uns des logos les plus célèbres au monde. Une retrospective lui est consacrée à Chaumont. par Pierre Ponant En 1953, les lecteurs du New York Times et du New York Tribune furent sans doute surpris par cette petite annonce: «On recherche un directeur artistique moderne, créatif et dans la tendance. Il n'est pas demandé d'être un Rand mais néanmoins nécessaire d'inspirer un département art.» Cette offre de recrutement pour une agence de communication résume, à travers la référence à la personnalité du graphiste Paul Rand, le débat passionné qui, depuis les années 1930, oppose ou associe l'art et la publicité. Un débat né en France, au sein du courant moderniste et de ses artistes: quand certains pensent récupération par la société marchande, d'autres y voient une utopie au service de l'homme moderne. La publicité a donc ses apologues (Fernand Léger, Sonia Delaunay, Jean Carlu....) et ses détracteurs, dont Le Corbusier. Et quelques déçus. Tel l'affichiste Cassandre qui arrête son travail de publicitaire, au retour d'un séjour aux États-Urus, écœuré de voir l'art utilisé dans des mises en scène mercantiles et vulgaires. L'art publicitaire américain des années 1930 est, en effet, médiocre et très agressif rédactionnellement. Son imagerie, essentiellement réaliste, conforte et accentue ces orientations. Outre le débat sur l'image, un autre point de friction émerge au sein du milieu publicitaire qui voit certains directeurs artistiques réfuter la notion d'art pour lui préférer celle d'ingénierie. On est ingénieur visuel ou graphic designer (traduit de l'anglais par graphiste). UN ARTISTE TOTAL A la fin des années 1940, un jeune graphiste, à la notoriété grandissante dans le milieu de la communication visuelle, s'invite dans le débat. Auteur d'un ouvrage théorique, Thoughts on design (pensées sur le design), publié en 1947, Paul Rand mêle des analyses héritées de l'expérience du Bauhaus à un questionnement plus personnel, exprimé aussi d'une manière plus poétique, face au discours dominant sur la publicité. Paul Rand affirme que le graphisme est bel et bien lié à la notion d'art et plus seulement à celle de design. Le propos a un fort retentissement. Paul Rand est un «artiste total», au sens des avant-gardes. Illustrateur, maquettiste, designer textile, affichiste, auteur de livres pour enfants, il va dominer le graphisme américain des années 1940 et 1950. Rand est un des rares créateurs américains - il est né à Brooklyn, en 1914 - à revendiquer, avec la génération des graphistes émigrés d'Europe centrale dans les années 1930 (Will Burtin, Ladislav Sutnar, Alexander Lieberman...) l'apport du cubisme, du constructivisme, du Bauhaus et de la «nouvelle typographie», mouvement impulsé par Jan Tschichold en Suisse. En 1938, repéré par la revue d'art graphique, PM, il est considéré comme une personnalité incontournable chez les jeunes graphistes américains. L'article le présente comme un vecteur de la philosophie de Le Corbusier... par son refus de l'ornement et le rapport qu'il réalise entre masses, proportions et caractères pour résoudre un problème de communication. Ces références aux avant-gardes européennes des années 1920 font de lui un fonctionnaliste convaincu qui croit à la relation entre des objets visuels forts et des typographies dynamiques pour transmettre de messages. Théoricien, mais à partir de sa pratique où il exploite toutes les techniques «modernes», collages et montages de dessins ou photographies, il est influencé par des peintres comme Matisse, Miró, Jean Arp ou la linéarité des dessins de Paul Klee. Rand définit le graphiste comme celui qui doit découvrir un moyen de communication entre lui-même et le spectateur. L'humour participant aussi de ces outils communicationnels. Ainsi, à l'élégance de ses choix typographiques s'oppose souvent un texte manuscrit. Et une signature, sa signature, apposée sur le visuel pour affirmer l'idée que c'est bien le graphiste, et non le client qui communique avec le spectateur. Utopiste, Paul Rand, le reste au sens d'une recherche éthique. Mais l'ensemble de son travail est empreint de pragmatisme et d'une réelle adéquation à la réalité économique de l'Amérique des fifties. Le graphiste connaît l'entreprise et comprend son monde. Le début de sa carrière au sein de diverses agences publicitaires sur Madison Avenue, à New York, a été formateur. Et pour l'entreprise, Paul Rand va inventer le concept d'identité visuelle globale. En 1956, il crée à la demande de Thomas J. Watson, président d'IBM, l'identité, le logotype et la charte visuelle de la firme, qui reste toujours d'actualité et un modèle inégalé de l'identité d'entreprise. D'autres logos suivent comme Westinghouse (1961), United Parcel Service (1961), ABC (1962) et Cummins Engine (1979). Des visuels toujours en service aujourd'hui, à l'exception d'UPS. En 1986, Steve Jobs, créateur d'Apple, consulte Paul Rand pour l'image de sa marque, NeXt. La logique et l'éloquence du vieux graphiste - Paul Rand est alors âgé de 72 ans - séduisent le jeune businessman qui accepte l'unique proposition qui lui est faite. Pour Rand, la combinaison entre les mots et les images est fondamentale pour faire passer une seule et unique idée. Ses recherches l'amènent, au début des années 1960, à devenir l'un des pionniers de la «nouvelle publicité». Ce concept place le lecteur-spectateur dans un rôle plus actif. Sa curiosité stimulée, le spectateur doit compléter de lui-même le sens du message. Cette technique joue de l'isolement apparent du texte, souvent rédigé comme en langage parlé, et de l'image. Tout semble reposer sur l'esthétique unique de la typographie, du dessin ou de la photographie. À y voir de plus près, l'assemblage ne peut conceptuellement tenir l'un sans l'autre. Des photomontages et des mises en page pour les revues culturelles, Apparel Arts et Direction, de ses débuts, aux illustrations de couverture de livre pour les éditeurs A Vintage Book ou Pantheon, des annonces presse pour Coronet à celles pour Olivetti ou IBM, des livres pour enfants écrits et illustrés avec sa femme Ann aux affiches pour les rencontres d'Aspen ou contre la guerre au Vietnam, tout l'art de Paul Rand repose sur cette notion d'équilibre entre la défense d'un graphisme d'auteur et la réponse à la commande. Un équilibre entre improvisation et invention, entre instinct et intuition que traduisent des images symboliques où le graphiste élimine tout superflu pour atteindre la clarté et susciter l'intérêt. Sensible aux réactions du public, à ses sentiments et ses goûts, à l'éducation de son regard, Paul Rand a inventé une forme publicitaire, aujourd'hui battu en brèche par les pressions financières, la publicité citoyenne. sides 1 Paul Rand 1996, photo de Peter Arnell pour la campagne publicitaire d'Apple Computer. «J'essayais de concurrencer Van Doesburg, Léger, Picasso. Enfin, "concurrencer" n'est pas le mot juste. Je m'efforçais de travailler dans l'esprit qui était le leur.» sides 2 He who stops being better. .. [Celui qui cesse de devenir meilleur cesse d'être bon] Vers 1985, affiche IBM à usage interne. «J'en connais dans le monde de l'entreprise qui débarquent dans un boulot dont ils n'ont pas la moindre idée et qui imposent aussitôt leur autorité. Et ils l'imposent à moi qui fais ça depuis cinquante ans [...], ce qui est choquant. Comme je me rebelle, on me considère comme un paria. Mais les gens réellement intelligents ne m'ont jamais posé le moindre problème», confiait en 1988 Paul Rand qui oubliait parfois sa timidité pour entrer dans des conflits «terribles» avec certains dirigeants d'IBM. sides 3 Repères 1914 Naissance à New York. 1936-1945 Directeur artistique des revues Apparel Arts, puis Direction. 1944 Première illustration pour la couverture du livre les Peintres cubistes, de Guillaume Apollinaire, éd. Wittenborn & Cie. 1954 Première exposition personnelle au Contemporary Art Museum, Boston. 1956 Conçoit l'identité visuelle d'IBM. 1974-1993 Enseigne à Yale University. 1996 Publie From Lascaux to Brooklyn, éd. Yale University Press. Meurt à Norwalk, Connecticut. Eye, Bee, M 1981, affiche pour IBM. Ce rébus, qui devait servir d'affiche à un événement interne d'IBM, sera d'abord interdit par les dirigeants du groupe, de crainte qu'il incite les graphistes maison à s'autoriser des excentricités. Rand parviendra finalement à les convaincre et l'affiche deviendra l'une des plus célèbres de la marque. L'homme du changement En 1955, Thomas J. Watson, président d'IBM, reçoit d'un dirigeant de la firme aux Pays-Bas une note où ce dernier lui explique qu'à l'aube de l'ère électronique, l'image, le design et l'architecture d'IBM sont trop pauvres. Cette réflexion renforce la conviction du Pdg comme quoi un bon design, c'est de bonnes affaires, et qu'il est temps de changer une identité datant des années 1920. Thomas Watson confie alors une mission de consultant à Paul Rand. Ce dernier conçoit un nouveau logotype, où l'acronyme est dessiné sous forme de trois lettres striées comme celles qui apparaissent sur les chèques de banque, utilisées pour éviter la contrefaçon. En 1962, Paul Rand réalise l'IBM Design Guide, le premier manuel du genre à imposer à l'entreprise une discipline visuelle pour l'ensemble des déclinaisons du logotype, de l'en-tête de lettre à son inscription dans l'architecture des buildings de la société. sides 4 The Art Oirectors Club 1988, affiche. Rand s'est beaucoup intéressé à la couleur et aux rapports formels entre forme et contre-forme. Cette annonce évoque certaines peintures de jeunesse. Quality 1990, affiche. Cette affiche est un plaidoyer sur la qualité intrinsèque au design du logo IBM, qui prend tout autant à témoin les employés de la marque les consommateurs. Westinghouse 1962-1971, publicité. Ce qui compte pour Rand, c'est «une bonne typographie, peu importe qu'elle soit ancienne ou nouvelle. [...] L'essentiel, c'est la mise en espace, la construction, le jeu des contrastes». Tokyo Communication Arts 1991, affiche. Jamais aussi libre que quand il travaille pour un organisme de graphisme, Rand s'essaie dans cette affiche à une transcription géométrique de fleurs. sides 5 SOS Children's Village SOS Kinderdorf 1996, affiche. Cette affiche, la dernière réalisée par Paul Rand. a été conçue pour le soution à la première organization privée au monde au service de l'enfance en détresse. Tri Arts Press 1980, affiche. Lœuvre de Paul Rand se démarque tellement de celle, conventionnelle, de ses contemporains qu'elle lui a valu d'être considéré comme le «Picasso du graphisme». sides 6 l'exposition Dans le cadre de sa 18' édition, le Festival international de l'affiche et des arts graphiques de Chaumont présente la première rétrospective française de l'œuvre du graphiste et publicitaire Paul Rand. L'exposition propose un ensemble d'affiches, ainsi que des jaquettes de couverture de romans sous forme imprimée ou de maquettes originales. La présentation de l'ouvrage Thoughts on Design permet au visiteur une lecture des principaux concepts du graphiste associée à ses images. La charte graphique d'IBM est également présentée, accompagnée de tous les éléments associés (en-tête de lettre, packaging...) grâce au fonds du centre Pompidou. Malgré ce prêt et le caractère exceptionnel de cette rétrospective, on ne peut qu'être affligé qu'aucune reprise de l'exposition ne soit envisagée à Paris. Est-ce par manque de lieux? Ou est-ce plutôt un manque de volonté politique pour développer une vraie programmation autour du graphisme, toujours considéré comme un art mineur? «Paul Rand- dans le cadre du Festival international de l'affiche et des arts graphiques de Chaumont, du 12 mai au 24 juin. Les Silos - Maison du livre et de l'affiche - 52000 Chaumont - www.ville-chaumont.frlfestival-afiiches A lire : Paul Rand, par Steven Heller, éd. Phaidon, 256 p., 59,95 €. Westinghouse 1962, animation du logo. Référence au schéma des rupteurs de courant, le logo du fabricant de composants électriques et électroniques a été conçu pour être animé à la télévision ou au cinéma. The Graphic Art of Paul Rand 1970, affiche. Announçant une exposition consacrée au graphiste, cette affiche reprend le dessin d'un de ses ouvrages pour enfant, Sparkle and Spin, livre sur le langage publié en 1957.